C’est le récit d’un combat de quatre ans contre les géants de l’eau. Un combat contre les multinationales pour faire respecter la dignité de chacun et pour faire avancer le droit à l’eau en France. Emmanuel Poilane, de la Fondation Danielle Mitterrand, et Jean-Claude Oliva, directeur de la Coordination Eau Ile-de-France, signent « Coupures d’eau : Victoire des citoyens face aux multinationales« , aux éditions 2031, avec la collaboration de Justine Loubry et Benjamin Grimont. En 140 pages ils reviennent sur le parcours qui les ont mené à une victoire assez inattendue : contraindre les multinationales à respecter l’interdiction des coupures d’eau.
- Avec Emmanuel Poilane, secrétaire général de la Fondation Danielle Mitterrand
Commençons par rappeler les origines de ce combat. En 2012, vous menez un travail sur le droit à l’eau pour tous, cheval de bataille de Danielle Mitterrand. Et c’est là que la question des coupures d’eau s’est présentée à vous.
« La Fondation et la Coordination travaillaient depuis très longtemps sur les questions de « l’eau, bien commun », de la place de l’eau dans la société, de cette ambition du droit à l’eau pour tous, et pas seulement pour ceux qui peuvent payer. Ce sont ces sujets-là qui nous ont amenés à arriver jusqu’aux coupures d’eau. On a notamment porter un plaidoyer très important au moment du Forum mondial de l’eau à Marseille en 2012, juste après la mort de Danielle Mitterrand. C’est cette mobilisation qui nous nous a d’abord poussé à travailler avec un groupe d’une quarantaine d’organisations pour essayer de faire avancer le droit à l’eau en France d’un point de vue législatif. On a travaillé sur un texte, à la fois philosophique et juridique. On l’a proposé notamment à Jean Glavany qui nous a aidé à regrouper un certain nombre de groupes parlementaires à l’Assemblée de l’époque pour porter une proposition de loi devant l’Assemblée nationale et le Sénat afin de faire avancer le droit à l’eau en France. C’est à partir de cette initiative qu’on a découvert la problématique des coupures d’eau, et notamment grâce à Henri Smets qui a écrit un article sur ce sujet disant notamment que le droit à l’eau en France avançait avec la loi Brottes qui venait de passer. On s’est donc rendu compte qu’il y avait un texte qui interdisait les coupures d’eau. On s’est dit, c’est formidable, le droit à l’eau en France avance. A partir de ce moment-là, on s’est retrouvé assailli par tout un tas de familles disant, « nous sommes coupés, vous dites que c’est interdit, comment peut-on faire ? ». »
25 procès gagnés et 1 500 familles aidées
Vous avez donc eu très vite une multitude de témoignages de Français victimes de ces coupures, des appels à l’aide de personnes confrontées, au quotidien, à l’absence d’eau au robinet pendant des mois et des mois.
« Très vite, on a construit un appel à témoignage. Cet appel à témoignage nous amener des centaines et des centaines de témoignages de familles qui n’avaient pas l’eau. On a donc travaillé sur la base de ces témoignages, dans un premier temps plutôt en médiation, en échangeant avec les entreprises de l’eau, en posant la question aux fédérations des acteurs de l’eau, en interrogeant le ministère de l’environnement. Et on s’est retrouvé dans une situation où tout le monde nous répondait, « vous lisez mal la loi, les coupures d’eau sont autorisées et sont même indispensables au modèle économique de l’eau ». On a été confronté à quelque chose de nouveau pour nous, et pas très courant à ce moment-là pour les associations : le seul moyen possible, c’est d’aller devant un juge et de vérifier si la lecture de la loi qui est la nôtre est la bonne. C’est comme cela qu’on a déclenché une première action en justice sur Soissons, une deuxième sur Bourges, et une troisième dans l’Est et dans le Nord. Et petit à petit, on s’est rendu compte que les juges validaient notre position de l’interdiction des coupures d’eau et indemnisaient très fortement les victimes. On a mené tout au long de ces quatre ou cinq années un travail complémentaire entre des médiations directes avec les acteurs de l’eau pour que l’eau soit remise, et de temps en temps, sur des cas emblématiques, des dépôts de plainte devant les tribunaux pour faire en sorte que ce système s’arrête. On a aidé quasiment 1 500 familles en l’espace de cinq ans, et on a gagné plus de 25 procès devant les tribunaux.
« Une violence invraisemblable » contre les usagers
On l’a déjà évoqué ici, mais on peut rappeler qu’au quotidien, ne pas avoir d’eau courante chez soi, c’est un défi et une atteinte à la dignité.
« C’est vraiment ce sujet qui nous a amené devant le Conseil constitutionnel. Les multinationales de l’eau notamment traitaient les usagers du service public comme des numéros de facture. Ils n’avaient pas conscience de ce que vivaient les gens dans les maisons quand ils coupaient l’eau. Ils coupaient l’eau le matin depuis la rue, sans même interroger les personnes, et « débrouillez-vous : tant que vous n’avez pas payé, vous ne retrouverez pas l’eau ». Et ils mettaient les familles dans des situations hallucinantes, où, quand on a plus d’eau dans une maison, elle est clairement invivable. Ils ont confronté les gens à une violence invraisemblable. Dans l’ensemble des jugements qu’on a eu, les préjudices moraux qu’on demandait étaient liés à cette violence qui leur était faite en leur coupant l’eau. »
Jusqu’à 20000 euros pour préjudice moral
« Ces préjudices moraux étaient très importants au regard de ce que donnent d’habitude les juges. Cela a d’ailleurs fait l’objet d’une réaction de Veolia dans le deuxième ou troisième jugement, où l’avocate de Veolia a dit, « si une personne était morte, le préjudice moral aurait été moins important ». Et les juges, malgré cette remarque, ont continué à demander des préjudices moraux très importants aux multinationales. C’est même allé jusqu’à près de 20 000 euros pour un cas dans le sud de la France qui a notamment été éclairé dans l’émission « Complément d’enquête » qui raconte l’histoire de ce monsieur qui a été le plus indemnisé dans le cadre du combat qu’on a mené. »
Mais malgré toutes les condamnations, cela n’a pas découragé les multinationales de continuer leurs pratiques.
« Les coupures d’eau pour les multinationales, c’était quand même l’arme fatale. A partir du moment où on vous coupe l’eau, vous n’avez qu’une solution pour vivre normalement : c’est de payer la facture d’eau. Donc quand on a une arme aussi puissante, on a du mal à s’en priver. En trois jugements, la loi était bien énoncée. Les multinationales se sont accrochées et ont continué, jugement après jugement, en essayant d’étouffer les affaires. Ils n’allaient qu’en première instance, ils ne faisaient pas appel, ils payaient rubis sur l’ongle en espérant qu’on arrête d’en parler et qu’on se fatigue. Et c’est vrai qu’on ne s’est pas fatigué. Mais cela a été un très long combat. »
Ce combat a forcé les multinationales à changer leurs pratiques. Un combat qui veut inciter les citoyens à oser s’engager contre les violences de notre société. C’est aussi le but de cet ouvrage. On en reparle la semaine prochaine.
Pour aller plus loin :
- Le livre « Coupures d’eau : victoire des citoyens face aux multinationales »
- Coupures d’eau et pompe à fric : le reportage de Complément d’enquête sur France du 7 septembre 2017
- En finir avec la vision économique de l’eau : revivez la conférence en ligne du 28 mai 2021
- « Le droit de l’homme a l’eau et a l’assainissement est finalement reconnu », par Henri Smets
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