Depuis mercredi 9 octobre, la Turquie mène une offensive militaire au nord-est de la Syrie contre les forces kurdes, une opération baptisée « source de paix ». Les frappes visent les Unités de protection du peuple (YPG), la milice kurde qui constitue la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes (FDS), principal acteur de la victoire sur Daech dans la région.
Un peu partout dans le monde, des voix s’élèvent pour condamner ce coup de force du président Erdogan. La communauté internationale monte au créneau et des ONG s’inquiètent du brasier ravivé par la Turquie.
Avec Jérémie Chomette, directeur de France Libertés
Par cette opération militaire, que vise le président turc Recep Tayyip. Erdogan ? Quel est son objectif ?
« L’objectif est multiple. Officiellement, c’est d’imposer une zone appelée « de sécurité » de 20 kilomètres à l’intérieur du nord de la Syrie pour, soi-disant, protéger ses populations. Ce qu’il faut savoir, c’est que les 20 kilomètres dont il parle, c’est tout le nord de la Syrie. C ’est là où se situe l’essentiel des populations kurdes. La seconde chose, il veut renvoyer les populations réfugiées syriennes dans ces zones-là pour qu’elles reviennent en Syrie ».
Est-ce qu’on peut rappeler le rôle que jouent les YPG ?
« Les YPG sont les forces de défense. Ce sont elles qui ont combattu Daech pendant plusieurs années et qui en sont venues à bout avec l’aide de la coalition internationale. Aujourd’hui, elles défendent toutes les populations du nord de la Syrie face à l’invasion turque. Ce sont également elles qui essayaient de nettoyer les dernières cellules de Daech, puisqu’il reste des cellules dormantes de Daech dans la région. Il y a encore des attentats de temps en temps ».
Daech peut se relancer sans forcer
Quelle peut-être la conséquence de cette opération militaire pour la région ?
« Les conséquences sont multiples et graves. La première, c’est que toutes les opérations contre les cellules de Daech sont arrêtées. Daech peut se relancer sans forcer. La deuxième, c’est qu’il y a encore énormément de prisonniers jihadistes. On estime à 70 000 jihadistes dans la région. Ces jihadistes ne vont plus être surveillés dans les prisons, puisque les forces démocratiques syriennes doivent empêcher l’invasion turque. Derrière, cela va raviver certaines autres milices, notamment du côté syrien. On a déjà entendu parler d’attaques du côté de Raqqa ou de Deir ez-Zor pour aller récupérer des villes et entraîner encore un peu plus la Syrie dans le chaos. Et on peut aussi s’attendre à une nouvelle grande vague de déplacements de personnes, puisque les populations du nord de la Syrie vont chercher à fuir vers l’Europe ».
Autre conséquence à prendre en compte : celles pour l’Europe et la France. Il y a déjà plus de 100 000 déplacés depuis mercredi. Est-ce qu’il y a une nouvelle crise migratoire à craindre ?
« Complètement. Sur la zone dont on parle, il y a trois millions de personnes. Ils vivent quasiment tous à proximité de la frontière turque. Ces personnes vont devoir se mettre en sécurité. Beaucoup partent dans le Sud. Mais là vous avez des résurgences et le retour de Daech. Donc elles risquent d’être menacées également. Elles vont chercher à se sauver. Elles ne peuvent pas aller en Turquie. Il ne reste plus qu’à aller côté irakien pour essayer de remonter vers l’Europe. Donc on peut s’attendre à une nouvelle masse de personnes qui partent. Dans la région, on a aussi le Liban ou la Jordanie où il y a déjà énormément de réfugiés syriens, énormément de déplacés ou de réfugiés irakiens. Donc la situation va encore être plus difficile qu’avant ».
Des années d’efforts qui risquent anéanties
Est-ce qu’il n’y a pas le risque que les camps de prisonniers de Daech soient moins surveillés ?
« Exactement. Les jihadistes, qui sont dans ces camps-là, sont maintenus sous surveillance par les YPG notamment. Là, on est dans une question de survie face à une attaque. Donc les moyens ne pourront plus être mis sur ces camps-là. On a encore énormément de jihadistes dans ces camps, des jihadistes européens et notamment beaucoup de France. Ces jihadistes vont revenir par la Turquie, ils peuvent revenir en France ou en Europe ou continuer à agir dans la région. C’est des années et des années d’efforts qui risquent d’être anéanties par cette invasion perpétrée par le gouvernement turc ».
Au Rojava, la fin d’un espoir
Une des inquiétudes des ONG concerne le Rojava. Que craignez-vous ? Et quelle conséquence sur le projet démocratique sur ce territoire ?
« Elles sont multiples. La première, c’est d’abord une question de survie des populations sur place, puisqu’il y a déjà plusieurs morts. Ce sont les morts, les grands déplacements. Et ce sont des populations qui ont subi la guerre depuis des années et qui demandent juste une seule chose, c’est de vivre en paix. On va encore une fois leur enlever cela. Sur le plus long terme, c’est aussi la fin d’un projet d’émancipation et de transformation radicale dans ces territoires. C’est un projet qu’on a pu voir sur place en juillet, où les femmes notamment et les minorités prennent le pouvoir et développent un nouveau modèle de société démocratique, féministe et écologiste, dans une région qui en a profondément besoin et sur une planète qui en a profondément besoin. Pour nous, ce qui se passe là-bas est une vraie source d’inspiration. C’est aussi la fin marquée, si l’invasion venait à durer, d’un espoir très fort pour la région et pour la planète ».
Un appel à des sanctions et à une plus grande protection des populations
Avec la Coordination Nationale Solidarité Kurdistan (CNSK) vous avez signé un appel à l’adresse du gouvernement français. Gilbert Mitterrand, le président de la Fondation, a également signé une tribune. Que demandez-vous, Qu’attendez-vous ?
« Pour nous, c’est très clair. Il faut que la France agisse le plus fortement possible pour empêcher cette invasion turque. Il y a plusieurs moyens. La première, ce sont les forces sur place. Il est important de mobiliser la coalition internationale pour qu’elle empêche des frappes aériennes. On lui demande de faire le maximum et de prendre des sanctions contre la Turquie. Après, c’est aux Nations-Unies de continuer à faire un travail au niveau du Conseil de sécurité pour arriver à avoir une résolution. Enfin, on demande à faire un travail sur le long terme pour que ces populations soient enfin protégées à long terme et qu’elles ne connaissent plus la guerre comme c’est le cas actuellement ».
Pour aller plus loin :
- Soutenons les Kurdes et les populations du nord de la Syrie
- Tribune : « N’abandonnons pas les Kurdes et les populations de Syrie »
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