« Quand la nuit porte conseil » : citations, proverbes, paroles de vie, coutumes, légendes, croyances populaires du monde entier, débats sociétaux… proposés par Pierre Guelff.
Dans « Littérature sans Frontières » du 13 mars 2016, j’avais présenté l’ouvrage « Chouette, un conflit ! » de Nathalie Legros, livre illustré et comportant de nombreuses citations paru aux Éditions Chronique Sociale.
Outre les auditeurs, la consultation du podcast à près de 2 000 reprises prouve l’intérêt pour cette approche qui se voulait un « changement de perspective et une transformation ».
Parallèlement à son métier d’ingénieure en aérospatiale, l’auteure est médiatrice et elle vient d’écrire un texte poignant d’une douzaine de pages sous le titre « Joie Post-Traumatique » :
« L’histoire est celle d’une maman et de trois enfants, projetés dans un inconnu
menaçant, dans le hurlement de la tôle froissée et la douleur du silence. Trois
tout jeunes enfants débordant d’énergie. Une maman sous pression. L’histoire
d’un accident. De l’illusion du contrôle perdue sur la route turbulente de la vie.
Explosion d’une bombe à fragmentation. Vies cassées en mille morceaux.
Fragments de vie, d’amour, de peur éparpillés à tout vent. Peu à peu,
courageusement, les rassembler et reconstituer le puzzle. Patiemment. Prendre
du fil et une aiguille et recoudre, reconstituer l’ensemble. Découvrir que l’image
qui prend forme est plus nuancée, complète, colorée et vivante. Découvrir qu’au-delà
de la douleur et de la peur, il y a quelque chose de joyeux.
Cheminer à la rencontre de la confusion et de la violence, de la paix et de la mort,
du silence et de l’espace, de la douceur et de la joie. Pas à pas. »
Pas à pas. Ce texte bouleverse et, en exclusivité, les auditeurs de « Fréquence Terre » et de ses radios partenaires peuvent le découvrir sur le site www.frequenceterre.com au bas de la présente chronique.
Certes, de multiples questions se posent sur cette « joie post-traumatique » annoncée, mais, personne, selon moi, ne reste indifférent face à pareille lecture. À vous de juger.
Joie Post-Traumatique
par Nathalie Legros
Prologue
Boucler la boucle. La naissance et la mort sont deux extrémités d’une boucle. La
fin est le début et le début la fin. Le trait encercle le mystère de la vie, précieux,
gourmand, farceur. Dans ce cercle, rechercher le centre. Cet endroit à partir
duquel je rayonne. Le centre à l’intérieur. Dans mon intérieur vivant, de chaire et
d’os, d’esprit et d’espoir, de joie et de colère.
L’histoire est celle d’une maman et de trois enfants, projetés dans un inconnu
menaçant, dans le hurlement de la tôle froissée et la douleur du silence. Trois
tout jeunes enfants débordant d’énergie. Une maman sous pression. L’histoire
d’un accident. De l’illusion du contrôle perdue sur la route turbulente de la vie.
Explosion d’une bombe à fragmentation. Vies cassées en mille morceaux.
Fragments de vie, d’amour, de peur éparpillés à tout vent. Peu à peu,
courageusement, les rassembler et reconstituer le puzzle. Patiemment. Prendre
du fil et une aiguille et recoudre, reconstituer l’ensemble. Découvrir que l’image
qui prend forme est plus nuancée, complète, colorée et vivante. Découvrir qu’au-delà
de la douleur et de la peur, il y a quelque chose de joyeux.
Cheminer à la rencontre de la confusion et de la violence, de la paix et de la mort,
du silence et de l’espace, de la douceur et de la joie. Pas à pas. A chaque instant,
avancer dans la simplicité naturelle de ce qui se présente. Se laisser bousculer,
tout en dessinant patiemment la trame de la vie qui se déroule. La tisser des fils
colorés de la confiance et du doute, des fils doux de simples gestes quotidiens,
des fils rugueux des crises et traumatismes.
Prendre de la hauteur et contempler la création.
Sourire et remercier.
- CONFUSION
Il m’a fallu des années pour trouver mon centre. Ce point fulgurant, d’énergie et
de force, de clairvoyance et de douceur, de foi et de détermination, de pleurs et
de rires, de vie et de mort. Intégrée. Me voilà intégrée. Prête à mourir. Prête à
écrire. A rire et à danser. A tout perdre et en perdant tout, à tout gagner.
Ce jour-là, je suis aspirée dans un tourbillon étoilé d’étincelles, trempée de
lumière. Littéralement aspirée vers le haut. Pas comme un ascenseur, rien à voir.
L’ascenseur est une boîte qui monte et qui descend. Je parle d’une autre
dimension verticale : plutôt celle de la croix ou du tronc de l’arbre. Quelque chose
de très organique, qui relie le ciel et la terre, avec naturel et fluidité.
Un déchirement se produit, comme si ce monde était une scène de théâtre, et
soudain un acteur traverse la toile de fond et se retrouve de l’autre côté du
décor. La mort n’est pas un précipice. Une disparition soudaine, inexpliquée, une
rupture totale, une absence terrible. Notez que ça, ça arrive même sans la mort.
Parfois, quelqu’un part, et ne revient plus jamais. Ou cette personne est là, mais
elle cesse de vous parler. Ou elle vous parle, mais son cœur n’y est plus.
Je rêvais d’être pasteur. Celui qui transmet la bonne nouvelle, qui prononce les
bonnes paroles. ‘Bonnes’ parce qu’elles sentent bon, sonnent juste et qu’elles
élèvent les coeurs et les esprits. Je suis devenue ingénieur, celui qui fabrique et
fait fonctionner les fusées, les navettes spatiales, les avions. Le point commun ?
L’exploration de l’espace. Le pasteur explore l’espace intérieur. L’ingénieur
s’occupe de l’espace extérieur.
Grande confusion dans ma vie. Chaos même. Que je vais tenter de vous raconter :
plonger puis sortir du chaos, pour y retourner de plus belle, et ainsi de suite.
Jusqu’à trouver le centre, le rythme.
Les moments sont précieux dans la vie où le regard bascule. Les choses vous
apparaissaient sous un certain jour, habituel et prévisible, et soudain, la lumière
change, un élément de la situation disparait, quelqu’un se déplace. Une autre
réalité apparaît. La même et une autre. Simultanément.
Un jour, une psychanalyste m’invite à me coucher sur le divan plutôt qu’à
m’assoir dans le fauteuil comme d’habitude. Une fraction de seconde et un
minuscule changement de position. TOUT se transforme. Parler à un être humain
devient parler au plafond, c’est-à-dire à personne. Sans regard bienveillant pour
me rassurer et me renvoyer un écho épuré de mes paroles. Je sème les mots, je
les projette vers le haut, et les regarde retomber ça et là. Au fil des séances, j’en
viens à me parler à moi-même. Parler, m’écouter, me répondre. Une sorte de
dialogue s’installe, entre moi et moi, entre moi et l’univers. Peu à peu, la limite
entre moi qui parle, moi qui écoute et moi qui me répond s’estompe. Je deviens la
même personne. Je m’intègre, en cercles successifs.
Le bleu du ciel. Implacable.
La chaleur dorée. L’agitation désordonnée.
Le tourbillon ascendant des pensées.
Les cellules s’orientent vers le décrochage.
Elles se déforment et se tendent.
Jusqu’à l’inévitable rupture
Au déchirement dans un vacarme
Un bruit de maux couverts
De demi-maux mal reconnus
Des fleurs de maux
- VIOLENCE
Une histoire. Raconter une histoire, qui a un fil. Sinon, ça ne fera qu’ajouter du
chaos à la vie. Pourtant c’était bel et bien la confusion qui régnait. Si je le
dissimule sous un semblant d’ordre, je vous trompe, je vous berne, je vous
conforte dans une illusion d’harmonie ou de contrôle.
Volcan au bord de l’éruption. Toute cette lave à l’intérieur, qui vient de très loin,
des tréfonds sombres de la terre, qui s’accumule et fait pression. Un jour,
l’éruption est là. Elle peut se produire à tout moment, en toute circonstance,
même au volant d’une voiture, roulant sur l’autoroute à vive allure. J’ai envie de
dire : ‘attention, elle est là, cette violence, juste sous la surface. Mieux vaut la voir,
la regarder les yeux dans les yeux, faire connaissance, se relier à elle, l’approcher,
l’apprivoiser. En dehors d’une crise.’
Raconter ‘ce jour-là’.
Celui de l’accident.
Ce qui se passe dans la voiture ce jour-là, c’est un accès de violence. Disons les
choses comme elles sont. Un geste brutal pour faire obéir les enfants, tous les
trois assis sur la banquette arrière. Des enfants forcément pleins de vie,
débordants d’énergie, à l’étroit dans l’espace intérieur de la voiture. Un geste qui
m’échappe. Quelque chose me traverse. Une force m’intime de me tourner vers
l’arrière. Je lui obéis. Immédiatement. Sans réfléchir. Brutalement.
Dramatiquement. Le volant suit docilement mon mouvement. Il entraine la
voiture, qui dévie de sa trajectoire.
C’est une période de ma vie où je n’ai pas encore appris à reconnaître, à accueillir,
et à apprécier la réalité telle qu’elle est. De sorte que je vis constamment en
porte-à-faux, entre cette réalité réelle et le fantasme d’une réalité imaginaire,
désirée ou redoutée. La réalité réelle, à ce moment-là, c’est trois enfants en
besoin de grand air et d’espace dans une voiture roulant sur une autoroute et
une maman au volant fatiguée, agitée par de multiples questions existentielles et
conflits intérieurs.
Par un geste incongru, je mets en danger la vie de mes enfants et la mienne.
Jeter par terre un vase en Crystal et le voir exploser en mille morceaux. Un pavé
dans la marre. Comme si un geste pouvait ramener les choses à un cours plus
favorable. Comme si je contrôlais la trajectoire de la réalité, à la façon de celle
d’une fusée. Version mécaniste du monde : une action par ici, parole ou geste, et
je dévie le système par là. Mécaniste et déterministe.
Mon geste est mu par le besoin viscéral de rétablir le calme. Il s’impose dans la
voiture pendant quelques secondes. Le temps de voir la route se mettre à danser.
Sous nos yeux. De ressentir le poids de la voiture passer de gauche à droite et de
droite à gauche, à la façon d’un patineur. Dans un mouvement de plus en plus
ample. Le temps de comprendre le drame qui se rapproche. Incrédulité et terreur.
Quelques secondes de silence radical, et une fulgurante leçon de vie : ‘ne cherche
pas à manipuler la réalité, ou c’est elle qui te manipulera’. Il n’y a plus qu’à prier.
Se relier à l’univers. Abandonner l’idée d’influencer le cours des choses. Accepter
de me sentir engloutie dans un mouvement qui me dépasse. Quelque chose de
terrible est sur le point de se produire : la chose ne s’est pas encore produite,
mais déjà, elle s’inscrit dans ma conscience, dans mon corps.
Permettez que j’avance à petits pas dans cette histoire.
Avant. Après.
La limite est franchie
Avant, la proximité de la vie
Après, la proximité de la mort
Deux faces d’une réalité. Insaisissable.
Avant, volonté de forcer les idées, la vie
Après, ouverture au cours des choses
Qui s’imposent à l’ombre de la mort
Maîtrise et contrôle n’ont plus cours
A la merci de l’histoire. De la vie
Totalement vulnérable
- PAIX
La paix est une pratique. On fait la paix. Comme on fait l’amour. D’une certaine
façon, la paix, tout comme l’amour, est reçue à la naissance. Elle fait partie de
notre équipement d’être humain. C’est le potentiel qui nous est donné, comme si
on disposait d’un petit sac de graines de paix et d’amour. A nous de trouver un
sol accueillant et fertile où les semer, de porter ensuite attention aux tiges fines
et fragiles sortant de terre, de les nourrir et de les protéger du soleil. La paix et
l’amour se cultivent.
Puisse chacun trouver sa pratique de paix, et s’y engager joyeusement. Peut-être
n’est-il pas nécessaire de souffrir, de mettre sa vie en jeu, ni celle de ses enfants,
pour en découvrir l’importance.
J’ai grandi en partie dans la maison de mes grands-parents, dans la campagne
Ardennaise, là où les collines sont couvertes de bois et les pâtures occupées par
les vaches laitières. Située sur le trajet de la dernière offensive allemande de
l’hiver 1944. Mon arrière-grand-mère nous interdisait de jouer dans la cabane au
fond du jardin, redoutant la présence de grenades non explosées. Un grand-oncle,
arrêté pour résistance, est mort dans un camp de détention allemand.
‘Seigneur, fais de moi l’instrument de ta paix.’ Saint François d’Assise
En décembre 1944, la maison est habitée par une jeune femme nommée Rose.
L’hiver est rude et la neige recouvre le pays. Une colonne de blindés allemands
traverse les Ardennes, passant à quelques mètres de la maison, en contrebas.
Personne ne s’attendait à une offensive allemande. La confusion domine,
renforcée par le brouillard et le froid glacial. Les bois alentours pullulent de
résistants belges, de soldats américains ou anglais, et de tout jeunes soldats
allemands. Rose est seule dans la maison, à la tombée de la nuit, la veille de Noël,
quand deux soldats y trouvent refuge. L’un, blessé, est soutenu par l’autre. Tous
les deux sont épuisés et transis de froid. Le brouillard a l’avantage de diluer les
frontières, d’estomper les différences, de dissoudre les camps. Parfois, le
brouillard est une bénédiction, un épais rideau qui amorti le bruit, ralenti le
mental, dépouille de tout point de repère. Rose s’occupe de ces deux hommes.
Elle les introduit dans la maison. Ils s’asseyent autour du poêle dans la cuisine.
Elle les nourri et leur prodigue les soins nécessaires. Tout se passe en silence,
dans une sorte d’appréciation de la réalité, sans jugement, sans colère ni peur. En
paix. Après quelques heures, ils quittent la maison. L’histoire dit que l’un est un
jeune allemand, et que l’autre, blessé, est un vieil officier anglais. A l’image d’un
père et son fils, reliés et séparés. Deux êtres humains, de part et d’autre de la
ligne de front.
Ils sont en paix, tous les trois, pendant ce moment, dans la cuisine chauffée par le
poêle à bois, dans la maison isolée à la lisière de la forêt noyée dans le brouillard,
recouverte de neige. Souvent, paix est opposé à guerre. Chercher la paix revient
alors à éviter le conflit, ou à le résoudre s’il est présent. Et si la réalité était plus
nuancée et subtil e? Et si nous portions chacun cette possibilité de paix au plus
profond de nos êtres en toute circonstance, même au coeur du conflit? Et si nous
pouvions l’activer à tout moment ? Ils sont en paix tous les trois, malgré la guerre,
car à ce moment précis, ils se sentent libres d’agir comme des êtres humains,
d’éprouver de la gratitude l’un envers l’autre. Ils vibrent sur la même fréquence,
alignés avec les lois humaines, dans le respect de la vie.
» Ce à quoi l’on résiste persiste, et ce que l’on embrasse s’efface » Carl Jung
Ce jour-là, sur l’autoroute, je porte en moi de nombreux conflits. Entre mon coeur
et ma tête. Entre l’ingénieur et le pasteur. Entre la mère et la femme. Entre le
monde et moi. Entre moi et les femmes des générations passées. Vision divisée et
fragmentée du monde. Les uns contre les autres. Moi, seule, au milieu, tiraillée,
bousculée dans les remous de ces courants divergents d’émotions, de pensées,
d’envies, de besoins. Pourtant je résiste, refusant de voir, de sentir, de toucher
ces conflits. Je me projette dans une réalité harmonieuse imaginaire. Avec
détermination et conviction, je joue le jeu de la paix, comme Polyanna joue le jeu
du contentement. En prétendant être en paix, je crois l’être réellement, renvoyant
dans l’ombre toute une partie de mon univers. Dans cette réalité idéale
harmonieuse et logique, un geste posé pour ramener l’ordre rétablit l’ordre.
Un moment en dehors du temps où tout n’est plus qu’obscurité, secousses
violentes, bruit fracassant, et sombre odeur de mazout. Quelques secondes qui
pourraient être une vie entière : suspendues hors du temps habituel. Dans un
temps résolument vertical. Un puissant ‘ici et maintenant’. Totale présence
requise. Un appel impérieux à n’être nulle part ailleurs.
La voiture immobilisée, j’ouvre les yeux. Désolation. Je me retourne : où sont les
enfants ? Quelques secondes plus tôt, ils étaient tous les trois sur la banquette
arrière, gigotant, discutaillant, rigolant et échangeant leurs jouets. Ils n’y sont
plus.
Je ne ressens les émotions qu’à travers une sorte de brume « amortissante ». Je ne
suis pas frappée de plein fouet par l’angoisse, la panique, la colère contre moi-même.
Au contraire, dans une clarté limpide, je vois comment j’en suis arrivée là,
et quoi faire maintenant que j’en suis là. Une clairvoyance fulgurante, doublée
d’un profond détachement : peu importe les résultats de mes gestes, l’important
est de les poser, précisément et au plus vite. En l’occurrence, chercher les
enfants, les mettre à l’abri, les soigner et les rassurer.
L’être humain est équipé pour ce genre de situations. C’est une découverte que
j’aime partager. Dans ce moment de désolation, je découvre des ressources que
je ne soupçonne pas. Courage. Capacité d’agir malgré la détresse et la douleur
physique. Gentillesse et chaleur des gestes et des paroles d’automobilistes
inconnus. Permettez-moi de le répéter : nous sommes équipés pour cette vie. Et
d’en faire une invitation à la confiance et au courage d’être soi-même.
Je trouve d’abord Julien, le plus jeune. Il est encore dans son siège d’enfant, qui
lui-même a basculé dans le vide de la voiture renversée. En le libérant de sa
ceinture, je croise son regard flou et perdu. Mon Dieu, pourvu qu’il ne devienne
pas fou… Il est vivant. Un peu de sang coule sur son visage. Je le prends tout
contre moi et le serre très fort. ‘Viens, on va chercher les filles’.
La carcasse de voiture est immobilisée sur la bande d’arrêt d’urgence. Où sont les
filles ? A quelques dizaines de mètres, je distingue une petite silhouette étendue
sur le tarmac brûlant. On accoure. Sophie est inconsciente. Je m’agenouille
auprès d’elle, Julien dans les bras. Elle reprend connaissance, éclate en sanglots
et du haut de ses quatre ans, nous regarde dans un nuage de terreur. Je la
caresse et lui parle doucement : ‘Sophie, c’est juste un accident, ne t’en fais pas,
on va tous se retrouver à l’hôpital’. Tous ?
Le soleil brule, haut dans un ciel parfaitement bleu de la mi-août. La chaleur
venue du ciel entre en collision avec la surface noire et goudronneuse de la
route, alourdie plus encore par une odeur âcre de mazout. Les voitures
continuent à défiler le long de l’autoroute. Certaines se sont arrêtées pour nous
porter secours. Les ambulances commencent à arriver. Je crie : ‘il manque un
enfant, il faut trouver Mia’.
Les mots ne sont rien
Que sont-ils dans cette immensité de larmes ?
- MORT
Ce matin-là, celui de l’accident, je suis plongée dans un cours d’Histoire de la
Philosophie. Nous habitons la campagne et j’étudie sous le toit, dans la
tranquillité d’un petit village vivant au rythme des travaux des champs. A
quelques kilomètres, les enfants s’amusent avec d’autres enfants, à dessiner et à
peindre, à explorer et à représenter leurs perceptions du monde.
Ce matin-là, j’arrive au chapitre de la mort. Mentale exploration de la sagesse des
anciens. Platon : « [La mort], est-ce autre chose que la séparation de l’âme d’avec
le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l’âme, reste seul, à part, avec
lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même. »
Jouissance dans la manipulation des idées. Intellectuelle ivresse. Kierkegaard : ‘ …
à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse
à observer dans la vie, elle lui indique le but où diriger sa course’.
Jouer avec le concept de mort. Jongler avec ses représentations. Je m’envole,
nourris intensément la pensée. Perds pied. Sensation désagréable à l’intérieur :
quelque chose m’échappe. Vers midi, je me détourne de mes cours et m’en vais
chercher les enfants. Quelques heures plus tard, la théorie fait place à
l’expérience. Travaux pratiques. Comme par hasard.
Les deux petits sont vivants. Je les touche, les caresse et les rassure. Je ne dirais
pas qu’ils sont sains et saufs tant leurs corps sont meurtris et leurs regards
absents ou désespérés. Déjà, les secouristes sont à leurs chevets. Je confie Julien
à une ambulancière et Sophie au soin des secouristes, qui l’installent sur une
civière.
On cherche Mia. Quelqu’un découvre enfin son petit corps projeté sur le talus
dans les broussailles. Mon Dieu, merci de l’avoir protégée ! Lorsque j’arrive,
quelqu’un me dit ‘ne vous en faites pas, elle est vivante, croyez-moi, son cœur
bat’. Pourtant, ce que je vois c’est surtout une immobilité totale et un profond
silence : signes de l’absence de vie. Une jolie petite fille toute blonde, six ans de
vie, étendue sur le dos dans l’herbe, comme si elle contemplait tranquillement les
nuages. Les médecins-urgentistes arrivent, s’activent auprès d’elle.
Immédiatement, ils l’intubent, et l’embarquent vers l’hôpital le plus proche. Les
petits sont emmenés ailleurs, dans une autre clinique, pour mobiliser le plus de
ressources possible autour de notre sauvetage.
Au bord de l’autoroute, dans la fournaise de l’été, il ne reste plus que moi. Je suis
seule avec quelques policiers, ambulanciers et curieux. Je cours sans plus savoir
où aller, quoi faire, ni qui réconforter. Quelqu’un m’arrête et verse un liquide froid
sur ma main explosée. C’est là que le choc se produit. Dans une fraction de
seconde, je perçois l’étendue des dégâts. De plein fouet je suis frappée par la
douleur et le désespoir. Je sens mon corps qui lâche.
Immobile. Ma vie en mille morceaux. Debout. Sans plus rien à faire. Menace d’être
engloutie par une gigantesque vague de souffrance et de douleur physique. Elle
est là, sur le point d’éclater. Je ne sais pas nager dans cet océan de désespoir.
Personne ne m’a appris à surfer. Je suis petite, exposée, sans défense. Minuscule.
Je voudrais disparaître. Ce n’est pas une vague, c’est le monde qui s’écroule, se
condense, se ramasse en un point. Tout s’obscurcit. Le bruit de l’autoroute
s’estompe. De même que l’odeur de mazout. De même que la chaleur brulante.
L’espace devient silencieux.
Une couverture de silence, comme une couche épaisse de neige amortissant le
bruit. Je m’élève au-dessus du bruit. Quelque chose se passe dans une dimension
verticale, dans l’immobilité et le silence. Je perds pied, je perds le contact avec la
terre. Je me sens soulevée et propulsée vers le haut. Les émotions disparaissent,
de même que l’odeur. Tunnel sombre, puis de plus en plus lumineux et coloré.
Passage éclatant. Le mouvement vers le haut s’accélère, la lumière blanche se
transforme en pluie d’étincelles multicolores. Je me sens aspirée. Soudain freinée :
quelque chose intervient et contrarie le mouvement ascendant. Je ne peux le
décrire que comme deux mains qui s’emparent de mes deux pieds. Quelque
chose, peut-être une voix, me dit : ‘non, pas là-haut, tu restes ici ’.
Alors, j’ouvre les yeux. Je vois, je sens et j’entends. Le talus, la crasse noire
partout, l’odeur de mazout, la morsure du soleil. Je vois et me dis : ‘non, pas ça,
pas là’. Cette pensée me libère de la contrainte de mon poids d’être humain
retenu par la gravité. Je m’élève à nouveau dans le tunnel de lumière. A nouveau
ma course est freinée par deux mains qui saisissent mes pieds. Impérativement.
‘Tu restes là’. J’ignore combien d’allers retours se produisent.
Finalement, je lâche, j’abandonne la résistance. J’ouvre les yeux : je suis allongée
dans une ambulance, un masque à oxygène me couvre le visage. Il empêche mes
larmes de couler.
‘Les épis de blé, au moment où ils subissent la tempête, s’inclinent ; mais ils ne
sont pas brisés. Après la tempête, ils relèvent la tête’ (Éphrem le Syriaque, patron
des Églises orientales)
Lucidité du corps qui se relâche
Au paroxysme de tension
L’arc tendu libère sa flèche
Tout se relâche. Tout s’apaise
La peur fige l’ensemble
Prend place et s’installe
En même temps que la certitude
De la vie suspendue. De la violence.
Du mystère. De l’ignorance totale
De la beauté. De la nécessité du choc
- ESPACE
Au fil de la vie, j’avance dans mon exploration de l’espace. Enfant, j’entre souvent
en contemplation du ciel nocturne parsemé de points lumineux. Intriguée surtout
par le noir profond entre les étoiles. Touchée. Je me sens petite devant un
mystère si grand. Toute petite. Troublée aussi : je ne suis rien en regard de cet
espace immense, pourtant, la moindre chose m’arrive et mon univers entier en
est bouleversé. Étrange cohabitation de deux extrêmes en moi.
Je réfléchis intensément, lis avec ferveur, cherche des réponses chez les
philosophes, dans les églises, auprès des poètes. Parfois je croise un regard,
inconnu mais profond, bon et lumineux. C’est là que je trouve un écho à la
minuscule immensité mystérieuse qui m’habite. L’espace devient un espace de
relations plutôt que de choses, d’idées ou de gens. Je pense à ce moment, juste
avant de mourir, qui arrivera avec certitude. Qu’est-ce qui restera de ma vie ?
Dans mon esprit d’enfant, une réponse s’impose : les relations, nouées avec les
autres. Et au sein des relations, les échanges et les partages. L’impression laissée
sur les autres. Rien d’autre. Juste de l’invisible, de l’intangible. Rien du tout. Le
monde est un espace de relations.
Ce jour-là, celui de l’accident, mon espace se rétrécit brutalement. Il se contracte
jusqu’à ne constituer qu’une zone étroite autour de moi, laissant entrer peu
d’oxygène. Je retiens ma respiration. Je vis en apnée.
Pendant des mois, des années peut-être, je survis. Mon univers est sombre,
humide et froid. Il est si contracté que toute relation, inévitablement, dépérit. La
honte et la peur de provoquer la souffrance m’isolent. Pour brouiller les cartes, je
m’applique à sourire. En jouant au jeu du contentement et de la paix, je me mens
à moi-même et je trompe les autres. Je gagne du temps, mais la joie et l’amour
s’amenuisent et disparaissent. Le respect déserte. Chaque matin, je me réveille en
hurlant silencieusement ‘au secours’, me sentant emportée dans les tourbillons
noirs d’une eau glacée.
Me laisser aller, comme une grosse pierre. Tomber jusqu’au plus profond.
M’abandonner au poids de la culpabilité, à la lourdeur de mon cœur, aux
blessures de mon corps, à la gravité de la situation. Accepter de sombrer, jusqu’à
toucher le fond. Et en touchant le fond, sentir un regain d’énergie, comme une
lumière vacillante au fond d’un long tunnel noir. Maintenir l’attention sur cette
petite lumière, la suivre comme l’étoile polaire. Peu à peu, la voir grossir. En la
voyant grossir, sentir l’espace qui reprend son mouvement d’expansion. Dans
l’espace grandissant, multiplier et nourrir les relations. Sentir l’espace qui se
réchauffe. Et les sourires qui redeviennent des sourires francs et vrais, sur
lesquels je peux compter.
Depuis, mon espace ne cesse de s’ouvrir et de s’élargir. Vers le haut, le bas, à
gauche, à droite, dans le troisième ou la quatrième dimension. Jouer avec le
concept, la texture, le goût, la qualité énergétique de l’espace. L’ouvrir. Le fermer.
Le tenir. Individuel ou collectif. A l’intérieur ou à l’extérieur. L’espace de ce qui se
passe entre nous. L’espace de nos cœurs, de nos corps, de nos âmes.
Le rideau tombe. Noir. Fracassant
Les corps légers sont emportés
Dans une danse aveugle folle, impitoyable
Le bruit rempli tout l’espace
Sature les corps livrés au mouvement
La lumière déchire le noir
Silence. Que signifie le silence ?
- SILENCE
Sophie et Julien sortent de l’hôpital, tandis que Mia y reste. Un enfant dans le
coma, c’est un enfant résolument silencieux. Seuls les médecins parlent, font
grises mines et prononcent des paroles du type : ‘peut-être vaut-il mieux qu’elle
n’en sorte pas…’. Ces paroles glissent sur le bouclier protégeant une flamme
d’espoir alimentée avec ferveur. Trouver une porte et pénétrer le silence.
Dans le silence, trouver les mots, les gestes, les caresses, les regards qui
touchent, font écho et résonnent. Se rejoindre, chacun dans sa solitude
silencieuse. Les cœurs, les âmes. Au son des pompes, des fluides dans les tuyaux,
des écrans et des ordinateurs, des alarmes, des commentaires des infirmières
attentives et des médecins inquiets. Ces bruits-là ne comptent pas. Seul compte
l’infini silence. Qui mène à un autre niveau de conscience.
Il me faut des années, dix peut-être, pour accueillir et apprécier le silence. Le
regarder comme un lieu de profonde respiration, de découverte et de paix. Une
parenthèse dans l’agitation du monde. Traverser la cacophonie des voix à
l’intérieur qui se répondent, se renvoient la balle, se félicitent ou s’accusent
mutuellement. Passer à travers l’agitation des pensées. Leur donner libre cours
sans les amplifier. Les observer, en découvrir la couleur et la texture avec
curiosité. Les regarder peu à peu s’annuler l’une l’autre, perdre de leur superbe et
de leur certitude. Sans leur prêter d’attention particulière. Avec patience et une
lueur d’amusement, donner tout le temps nécessaire aux pensées pour qu’elles
retombent, comme des soufflés sortis du four. Écouter à travers les voix, et audelà,
entendre le vrai silence. Le silence fertile et nourricier. Le battement de mon
coeur au rythme du battement de la Terre. A l’unisson. Entendre la musique
fluide et naturelle de mon corps qui vibre dans chaque cellule. Regarder
intensément. Tout cela est très physique, très concret.
Au bureau, les collègues me consultent. Je n’ai ni position, ni pouvoir particulier.
Simplement, je suis une personne de confiance. Un rôle que mon employeur m’a
confié. Chacun peut entrer, s’asseoir et parler ouvertement, en confidentialité. La
société a organisé cette possibilité pour prévenir le manque de respect, les
atteintes à la dignité, et le harcèlement dans le contexte professionnel. Une façon
d’offrir du silence aux employés qui en ont besoin. Possibilité de ralentir, de
laisser décanter les émotions et les pensées se bousculant dans un bruit de fond
épuisant. Cessez de les agiter et de les nourrir, et elles se posent, doucement. La
clarté revient. La clarté de la décision à prendre et de la parole à prononcer.
Le rideau se lève
Sur un monde de désolation
La matière des corps
Nous y sommes. Au cœur
Où est la vie dans ce sang ?
Dans ces corps disloqués et meurtris
Les pleurs des uns. Le silence des autres
La conscience qui revient. La douleur
La conscience évadée. Où ?
Évidence des gestes et des paroles
Évidence de la vie qui continue
- DOUCEUR
Cet été là, dans le service des soins intensifs, la chambre est froide, contrastant
avec les températures extérieures. On refuse le silence artificiel. Les enfants sont
réunis. Julien et Sophie arborent leurs pansements et plâtres avec fierté et
humour, ils sourient dans une tentative de détendre l’atmosphère. Mia est
étendue sur un lit, reliée aux médecins par toutes sortes de fils et de tuyaux,
imperturbablement immobile et silencieuse. On a placé un attrape-cauchemar au-dessus
du lit. Un clin d’œil, une invitation à la vie, en réponse à la gravité du
diagnostic de traumatisme crânien.
Longtemps après l’accident, je découvre le Bhoutan. Entrer dans son espace
aérien est une expérience magique. Les larmes coulent sur les visages. Juste des
larmes. A la vue des vallées vertes et boisées de l’Himalaya émergeant des
nuages. Pénétrer un espace d’une autre qualité, d’une autre texture. Une
expérience très personnelle.
Nous parcourrons le pays d’ouest en est, découvrant vallée après vallée, temple
après temple. Au péril de nos vies. Car chaque jour, je crois mourir. Sur les routes
caillouteuse, étroites et sinueuses, à flanc de montagnes vertigineuses. Premiers
jours en pourparlers avec mon angoisse du vide, cette peur viscérale de tomber,
de mourir, de perdre pied, d’être engloutie dans les précipices profonds. Une
terreur qui me momifie soudain sur le bord d’un sentier ou me pousse à me
terrer dans le coin obscur d’un temple. Mon corps refuse obstinément d’avancer
ou de reculer. Je VOIS la chute dans ce vide minéral et hostile. Je SENS le courant
d’air et le rocher rugueux. Je RESSENS le choc fatal au fond du précipice.
Si je continue à respirer, c’est grâce à la présence patiente et attentive des mes
compagnons de route. Ils m’attendent, me parlent doucement ou
impérieusement, me tiennent la main, me racontent des histoires ou m’intiment
d’avancer. Au fil du temps, quelque chose se dissout en moi. Les pourparlers
entre le vide et moi se poursuivent, dans une atmosphère plus détendue. Bientôt,
je suis capable de faire un pas vers le vide, et le vide fait un geste vers moi. Nous
commençons à nous connaître et à nous respecter. Non que les choses
deviennent faciles et agréables, mais l’alignement, l’écoute mutuelle, le respect
amènent un peu de légèreté et d’humour. Bientôt, je suis capable de me tenir
debout près d’un Stupa suspendu dans le vide, de grand ouvrir les bras pour
embrasser l’espace. Puis de sourire, et de rire de soulagement. Alors, je deviens
capable de voir au-delà du vide et de m’intéresser à ce qui occupe l’espace.
En guise de bienvenue, un gouverneur de province nous parle : ‘l’essentiel dans la
vie, c’est d’être heureux et de rendre les autres heureux’ et il continue : ‘nous
sommes tous d’accord là-dessus’ Belle hypothèse pour le fonctionnement de la
société. Sommes-nous vraiment tous d’accord, surtout en ce qui concerne le
bonheur des autres et notre contribution au bonheur des autres?
Ce discours m’intrigue. Aussi, je redouble d’attention et j’observe : les gens, les
bâtiments, la nature, les routes, les animaux. Dans ce pays, la conscience est
systématiquement et minutieusement cultivée : conscience de soi-même, de
l’autre, de la nature, des traditions. La conscience semble engendrer le respect.
Des drapeaux de prière colorés flottent au vent, partout, jusque dans les endroits
les plus improbables et reculés. Des drapeaux diffusant des vœux de bonheur et
de paix. Le pays baigne dans ces vœux et chaque habitant en bénéficie chaque
jour. Serait-ce le secret de la qualité particulière de l’espace ?
‘Véritablement humain sera le jour où chacun pourra dire je en pensant nous’
Aminata Traoré
Au fond d’une vallée retirée, apparaît un temple. Dessiné sur un mur, une
immense représentation du mandala cosmique. Dans le brouillard humide du
début de l’automne, le centre bleu azur est un refuge pour mon esprit turbulent.
Les cerceaux concentriques de quatre couleurs, aux quatre points cardinaux
invitent au mouvement. Danse paisible et légèrement euphorisante. Résonnance :
l’univers en moi, moi dans l’univers. Je suis captivée.
Plus tard, nous nous arrêtons dans une auberge pour déjeuner. Sur la terrasse,
Lama Karta est seul. Je le rejoins et l’interroge : ‘Lama, que signifie le mandala
cosmique ?’ Lentement, il tourne son regard vers moi. Le temps est suspendu, les
bruits s’estompent, je suis aspirée par sa présence. Il désigne la tasse que je tiens
à la main et dit : ‘Ajoute du lait et du sucre dans ton thé’.
Son regard est droit, clair, pénétrant. Le ton déterminé et doux. Une gifle en
même temps qu’une caresse. Ralentissement. L a vibration change, le silence
s’approfondit, les montagnes s’immobilisent. Je me sens humble, reconnaissante
et complètement désorientée. Propulsée dans une autre dimension. Réduite au
silence. Je reçois une leçon. Les mots sont comme des graines semées au vent. Je
les vois s’envoler des mains de Lama Karta, planer, atterrir doucement en moi, et
pénétrer le terreau de mon inconscient. Ca dépasse mon entendement. Je salue
Lama Karta en signe de remerciement.
‘A toute question, cherche la réponse dans l’expérience directe et immédiate.
Surtout si la question te passionne. Tempère ta réflexion. Assouplit ton activité
mentale. Si la réalité a la forme d’un liquide brûlant, fort et noir, adouci-le en
ajoutant un nuage de lait et quelques cristaux de sucre. Toute réalité peut être
vécue avec douceur, nuances et gentillesse.’
Tentation de rejoindre
Un ailleurs coloré, lumineux
Attraction de la vie qui refuse la possibilité du choix
Ramène la conscience dans un geste abrupt
Dures réalités. Dures incertitudes
Énergie puisée au plus profond
Abandon à la compétence des hommes
Abandon à la chaleur de gestes anodins
Partage de la douleur. Partage de la peur
Abandon total.
- JOIE
Sortir du coma, c’est renaître. Pas d’un coup, comme lors de la mise au monde
d’un nouveau né. Ni comme le paralytique qui se lève et marche. D’abord, le
corps se réchauffe, il reprend des couleurs, d’une façon presque imperceptible.
Plus tard, une paupière se met à trembler. Mouvement, premier signe de vie
annonçant la possibilité d’une renaissance. Après trois semaines d’immobilité
totale, on s’extasie, se félicite, se sourit, se congratule. A ce stade, tout n’est
encore que potentialité. Croiser les doigts. Être présent.
Succession d’instants magiques à chaque nouveau signe de vie. Rester dans
chacun de ces instants. S’y enraciner. Sans basculer dans le suivant, un
mouvement qui amène inévitablement les questions, le doute, l’inquiétude.
Balancier, depuis l’espoir jusque l’angoisse, et retour à l’espoir. Voir la motricité
du corps réapparaître timidement, sans s’interroger sur les capacités
respiratoires. Remarquer la main droite bouger légèrement. S’en réjouir.
Remercier. Sans se demander pourquoi la main gauche reste immobile.
Accueillir la conscience qui revient peu à peu. Un jour, Mia se remet à parler. A
cet instant précis, je suis seule à ses côtés dans la chambre du service
pédiatrique où les médecins l’ont transférée. Ce ne sont pas des balbutiements
mais un déversement cohérent de mots. Elle raconte tout ce qui s’est passé,
exactement un mois auparavant, comme si ça venait d’arriver : la voiture,
l’autoroute, l’accident, le ciel, les secouristes.
Je suis surprise d’entendre son récit qui ne s’arrête pas au choc, au basculement
dans le coma. Non, son histoire continue, au-delà. Elle la raconte d’une traite,
dans un long monologue inspiré, le regard dans le vide. Puis elle se tait. Plus
jamais Mia n’évoquera ces souvenirs, comme s’ils étaient évacués, dissolus ou
enfouis à jamais dans son inconscient d’enfant.
Accueillir la vie, là où elle survient, quand elle survient. Sans porter attention aux
endroits où l’élan vital est encore absent. Donner à Mia le temps de faire chaque
pas dans la confiance. Apprécier ce qui est donné aujourd’hui, sans s’interroger
sur ce que demain nous réserve. Un chemin long de deux années, de petites
victoires et de grandes avancées, de frustrations et de moments de soulagement.
Un travail de chaque jour. Patient et déterminé. Chaque jour, joie et désespoir se
côtoient. Chaque jour, une nouvelle découverte.
Les enfants sont adultes aujourd’hui. Tout ça est loin, de l’histoire ancienne. De
même que de l’histoire actuelle, qui nous constitue, ici et maintenant. De l’histoire
présente, nourrissant nos âmes et nos chemins. Je les regarde avec
émerveillement, tous les trois, et une reconnaissance infinie. D’où tiennent-ils
cette patience vis-à-vis des jeunes enfants, ce désir de prendre soin des autres, ce
goût du simple et du beau, cette passion pour une vie juste ?
‘Je préfère une sagesse de la joie qui assume toutes les peines de l’existence. Qui es embrasse pour mieux les transfigurer… une sagesse fondée sur la puissance
du désir et sur un consentement à la vie, à toute la vie…’ Frédéric Lenoir
Joie post-traumatique. Au-delà du stress. Lorsque le traumatisme dynamite les
portes verrouillées, ouvre les horizons et dissous les frontières. Lorsqu’il envoie
aux oubliettes tout ce qui est MOI : MA culpabilité, MES espoirs, MA colère et MA
peur. Et qu’une énergie circule et me relie au monde, aux enfants et au-delà
d’eux, à tous les autres êtres. Alors, il s’agit de NOUS. Et dans cette perception du
NOUS, il y a une JOIE immense.
Un éclair est tombé
Est-il tombé du ciel ?
Ou monté de mon être ?
Le monde s’illumine
Déchiré par une intense lumière
Dans le fracas d’une onde de choc
Mouvement de tout le corps
D’un tout dans le corps
Instantanéité fulgurante
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